La situation des Juifs de Bulgarie avant 1941
La Bulgarie avait été soumise pendant près de cinq siècles à la domination ottomane. Chrétiens orthodoxes et Juifs s’y trouvaient alors dans une situation semblable, celle de citoyens de seconde zone, les dhimmis. Pendant la guerre qui libéra le pays des occupants turcs, en 1877, les deux communautés, chrétienne et juive, combattirent côte à côte, ce qui fit naître entre elles un sentiment de solidarité rare en Europe.
Cependant, dès le début de 1939, et donc bien avant que la Bulgarie ne devienne une alliée officielle de l’Allemagne nazie, des organisations bulgares pro-nazies, sans doute très minoritaires, organisent des manifestations contre les Juifs et, en septembre, des attaques contre les magasins juifs de Sofia. Selon les autorités communistes au pouvoir en Bulgarie jusqu’en 1990, le Parti Ouvrier Bulgare aurait alors dénoncé ces violences.
En 1940, le gouvernement ayant été confié par le roi Boris III à Bogdane Filov, germanophile convaincu, des mesures officielles commencent à être prises contre les Juifs. Ces mesures, regroupées dans une Loi sur la défense de la nation, déclenchent, entre octobre 1940 et janvier 1941, une série de protestations émanant de tous les milieux. L’Église orthodoxe, les intellectuels, les écrivains, les organisations ouvrières manifestent leur opposition absolue à cette loi qui est cependant votée à la fin du mois de janvier 1941.
La Bulgarie alliée des nazis : premier essai de déportation.
Le 1er mars 1941, la Bulgarie adhère au Pacte tripartite et devient ainsi, officiellement, l’alliée de l’Allemagne. Les armées allemandes entrent alors en Bulgarie d’où elles attaquent, en avril, la Grèce et la Yougoslavie. Les armées bulgares ne participent pas à cette agression mais sont ensuite chargées par les Allemands de contribuer à l’occupation de ces deux pays.
La situation des Juifs s’aggrave alors. Nombre d’entre eux sont assignés à résidence et un impôt spécial est créé, permettant à l’État de s’emparer du quart de leurs biens.
En juin et juillet 1942, le gouvernement bulgare reçoit les pleins pouvoirs pour la résolution de la « question juive ». Il crée alors un commissariat spécial aux questions juives qui introduit le couvre-feu obligatoire, des rations alimentaires réduites, le port de l’étoile jaune. Les Juifs ne peuvent plus quitter leur lieu d’habitation ni posséder récepteurs de radio et appareils téléphoniques. Leurs maisons doivent être signalées par un écriteau, certains lieux publics leur sont interdits et leur activité économique est limitée. Et, lorsque le Ministère des Affaires étrangères allemand donne l’ordre de déportation, son homologue bulgare répond : « Le gouvernement bulgare accepte la proposition du gouvernement allemand de procéder à la déportation de tous les Juifs de Bulgarie ».
Mais, au mois de septembre, suite à de nouvelles mesures antijuives, le métropolite [ prélat orthodoxe ] Stéphane de Sofia affirme dans un sermon que Dieu a déjà suffisamment puni les Juifs d’avoir cloué le Christ sur la croix en les condamnant à l’errance et qu’il n’appartient pas aux hommes de les torturer et de les persécuter davantage. A l’intérieur du gouvernement, certains ministres semblent hésiter. Le Ministre de l’Intérieur accepte ainsi, à la consternation des Allemands présents, de recevoir pendant une demi-heure une délégation de Juifs venus lui apporter une pétition. Un autrerefuse de signer un décret prévoyant de nouvelles mesures. Le ministre de la Justice exige que le port de l’étoile ne soit plus obligatoire et qu’on mette fin à toutes les expulsions.
En janvier 1943, Théodore Danecker, qui avait déjà organisé la déportation des Juifs de France, prend en main celle des Juifs bulgares vers « les régions orientales du Reich » (en fait, la Pologne). Mais, craignant une résistance de la population, il décide de procéder par étapes. On commencera par déporter 20000 Juifs, dont ceux de Grèce et de Yougoslavie, soit 11343 personnes, auxquels on ajoutera 8600 Juifs bulgares choisis parmi les Juifs « riches et éminents ».
La déportation des Juifs grecs et yougoslaves fut subite et brutale. Conduits à travers la Bulgarie par deux trains jusqu’au port de Lom sur le Danube, ils furent ensuite transbordés sur quatre bateaux bulgares jusqu’à Vienne, via Belgrade et Budapest, puis conduits à Treblinka. Pendant la traversée de la Bulgarie, la population bulgare fit preuve de solidarité envers les déportés, mais le convoi ne put être arrêté. Mais lorsqu’il s’agit de déporter les 8600 Juifs bulgares prévus, les choses se compliquèrent. Ils devaient être rassemblés de 34 villes bulgares et envoyés dans des centres de regroupement à Pirot et à Radomir avant d’être déportés en Pologne.
À Kustendil, ville située à l’ouest du pays et où vivaient 940 Juifs, le début des opérations de regroupement provoqua une vague d’indignation. Des délégations se rendirent à la mairie pour protester contre ces mesures. De nombreux télégrammes puis une délégation composée de personnalités furent envoyés à Sofia. La protestation prit une telle ampleur que le ministre de l’Intérieur ajourna l’ordre de déportation de Kustendil. Quarante-trois députés qui avaient pourtant voté la loi antijuive « sur la défense de la nation » envoyèrent une note au Premier Ministre pour s’opposer à la déportation.
À Plovdiv, 1500 à 1600 Juifs furent arrêtés dans la nuit du 9 au 10 mars. Comme à Kustendil, la population protesta par tous les moyens possibles. Le métropolite de Plovdiv, Cyrille, envoya des télégrammes de protestation au roi et au gouvernement, déclarant qu’il accompagnerait avec la croix les Juifs bulgares jusqu’en Pologne et qu’il renoncerait à sa loyauté envers l’Etat si la déportation n’était pas suspendue. Dès le lendemain, les autorités libéraient les Juifs arrêtés.
À Doupnitsa, le métropolite Stéphane, de Sofia, fut le témoin involontaire des arrestations. Indigné, il envoya un télégramme au roi Boris III : « Ne persécute pas les gens pour ne pas être persécuté à ton tour. Qui sème le vent récolte la tempête. Sache, Boris, que des cieux Dieu voit chacun de tes actes. »
Le 15 avril 1943, les membres du Saint-Synode rencontrèrent Boris III et demandèrent l’arrêt des mesures de déportation. Le roi et le gouvernement cédèrent et la déportation fut provisoirement suspendue.
Belev, le commissaire chargé des questions juives, et le SS Danecker dénoncèrent cette suspension comme une atteinte à l’accord signé avec l’Allemagne. Mais ils ne pouvaient agir de leur propre chef.