Irène Laure (1898-1988)
Irène avait un père piémontais, sa mère venait d’un village suisse au nom sympathique de Vers-chez-les-Blancs ; elle-même était née en 1898 à Lausanne où elle avait fait toutes ses classes.
Qui se serait douté, à la voir plus tard défendre de toute son âme la classe ouvrière, quelle venait d’une famille cossue ?
Son père construisait ici un barrage, là un téléphérique. La petite Irène, sa sœur et leur mère allaient régulièrement passer leurs vacances à proximité des chantiers.
Ses parents la croyaient à l’abri des misères du monde, mais, enfant déjà, elle refusait de les ignorer : pourquoi les ouvriers de son père, qui travaillaient à la construction du premiertéléphérique de Chamonix, aux Bossons, étaient-ils pieds nus dans leurs godillots, même dans la neige ? Pourquoi, lorsqu’ils s’asseyaient pour casser la croûte, n’avaient-ils qu’un quignon de pain et un oignon ?
La cuisinière de la famille, outrée d’être soupçonnée de vol, ouvrit l’oeil : la petite Irène fut prise la main dans le sac et dut avouer que les biscuits ou le chocolat qui se volatilisaient, les chaussettes qui disparaissaient du tiroir de son père, c’était elle. C’était elle qui rétablissait la justice à sa manière. Elle l’avoua sans regrets, s’assurant du même coup la complicité de la cuisinière pour la continuation de ses oeuvres sociales…
Action directe aussi, un peu plus tard, lorsque la famille déménage dans le Midi, à Antibes : à l’âge de quinze ans, elle consacre tout son argent de poche à secourir des femmes seules et des enfants abandonnés !
Des sections du jeune Parti socialiste se créent dans la région. Irène n’a que seize ans, mais s’il s’agit de mettre fin à l’exploitation des plus faibles elle s’inscrit.
Quand éclate la guerre de 1914, comment ses parents pouvaient-ils l’empêcher de se consacrer aux blessés ? Quatre années en hôpital où elle côtoie la souffrance et la mort. Elle en ressort, un diplôme d’infirmière en poche, avec une farouche détermination de lutter contre la misère et la guerre.
Lorsqu’elle fête son vingt et unième anniversaire, le fleuriste lui apporte des roses de la part d’un admirateur, le marin Victor Laure, son futur mari.
Les années passent : cinq enfants sont nés. La Deuxième Guerre mondiale éclate.
La peur, Irène ne connait pas.
La rage, oui, depuis ce jour noir de mai 1940 lorsque son fils est arrivé dans la cuisine : « Maman, les Allemands entrent à Paris ».Un instant, elle a cru devenir folle. Puis, en un éclair, elle a su qu’elle en tout cas ne capitulerait jamais : elle entrait dans la Résistance sans savoir qu’elle y entrainerait toute sa famille, jusqu’au plus jeune qui transporterait des messages dans des tubes d’aspirine trafiqués.
Une nuit, Irène se réveille en sursaut. Dehors des soldats et des chiens. Dans sa cave, deux résistants sont cachés et les chiens auront vite fait de les découvrir. Sans réfléchir, instinctivement, elle attrape le paquet de poivre, se précipite à l’entrée de la cave et en envoie un nuage vers le seuil. Déjà les Allemands entrent dans l’immeuble, tirés par leurs chiens qui le nez au sol vont droit à la porte de la cave… Étrangement, les chiens ne continuent pas sur leur lancée. Ils cherchent de-ci de-là, tourniquent vainement. Puis impatients de sortir, ils entrainent leurs maitres au-dehors.
La guerre finie, Irène est élue députée de Marseille et nommée responsable des Femmes socialistes. À ce titre, en 1947, elle est invitée à une conférence internationale à Caux-sur-Montreux, en Suisse. Il y a là des délégués allemands, de ce peuple quelle a combattu et quelle hait.
« Non, jamais je ne resterai sous le même toit que les Allemands. »
Elle fait sa valise. Au moment de partir, elle rencontre l’animateur de la conférence qui lui pose cette question : « Madame Laure, vous qui êtes socialiste, comment voulez-vous reconstruire Europe si vous rejetez le peuple allemand ? » Interloquée, elle retourne dans sa chambre et, pendant toute la nuit, elle se débat sans pouvoir trouver le sommeil. Lui faut-il oublier son idéal de résistante et trahir tous ceux qu’a marqués la barbarie nazie?
« Seriez-vous d’accord pour que je vous fasse rencontrer un Allemand ? demande l’interprète d’Irène.
— Oui », répond Irène sèchement.En fait, c’est une Allemande : une jeune femme blonde, simplement vêtue de noir, mais indéniablement une aristocrate. L’interprète la présente. Irène Laure regarde droit devant elle, le visage inexpressif. Elle ne tend pas la main. Sans échanger une parole, les trois femmes s’installent au jardin pour déjeuner.
Irène Laure, enfin, rompt le silence. L’effort quelle s’impose fait perler des gouttes de sueur sur son front.
« Vous représentez ce que je hais le plus au monde. Vous ne pouvez pas imaginer ce que mon pays a souffert à cause de vous. Nos femmes. Nos enfants qui ne sont plus que des petits squelettes. Nos meilleurs hommes tués, torturés. Savez-vous ce que mon fils, mon Louis, a souffert ? Et nos morts vivants qui reviennent de vos camps ! C’est moi qui les reçois, à l’hôtel Lutétia… »Impassible, l’interprète traduit phrase par phrase. L’allemande regarde son assiette sans la voir. Ses mains tremblent. Irène Laure parle longtemps, égrenant ses terribles souvenirs de la Résistance. Soudain, elle se tait. Pour la première fois, elle tourne les yeux vers son interlocutrice.
« Si je vous dis tout cela, Madame, c’est que je veux me libérer de ma haine. »
Le soleil joue entre les feuilles. Les assiettes sont intactes, oubliées. Le temps s’est arrêté.
« J’aimerais vous parler de moi, si vous le permettez, dit enfin la jeune femme. Mon mari a fait partie du complot du 20 juillet contre Hitler. Il a été arrêté. Il a été pendu. Pendant que j’étais en prison, mes deux enfants ont été enlevés à notre famille et mis sous de faux noms dans un orphelinat. Maintenant que je les ai retrouvés, j’essaye de les élever de mon mieux. Je me rends compte que nous n’avons pas assez résisté, que nous n’avons pas résisté à temps. À cause de nous, vous avez terriblement souffert. Pardonnez-nous, je vous en prie. »
Irène Laure se surprend elle-même à dire : « Ô Dieu, libère-moi de ma haine pour que nous puissions construire un monde meilleur pour nos enfants ».
Onze semaines durant, Irène Laure a parcouru l’Allemagne dévastée, Victor à ses côtés. Deux-cents fois, elle a pris la parole en public, deux-cents fois elle a demandé pardon d’avoir haï. Plus tard, Irène dira : « Lorsque j’ai pu demander publiquement pardon aux Allemands pour ma haine, j’ai senti s’envoler de ma poitrine un poids de cent kilos ».
À Berlin, ce ne sont pas tant les ruines qui l’oppressent, kilomètre après kilomètre, mais ceux qui les hantent. Les familles qu’on aperçoit au seuil des caves, sous des murs écroulés. Et, au milieu des décombres, les centaines de femmes qui vont et viennent. De leurs mains nues, elles ramassent dans les décombres briques, pierres et cailloux quelles alignent en petit tas le long de ce qui fut une rue. Un fichu délavé sur la tête, elles ont pieds et mains en sang.
« C’est ce que j’ai voulu, se dit Irène Laure. Moi, mère française, c’est ce que je voulais. J’ai souhaité la destruction de l’Allemagne, je me suis réjouie quand les bombardiers passaient au-dessus de nos têtes. »
Elle regarde ces femmes. La souffrance, la honte la brûlent.
On improvise une petite estrade : quelques pierres suffisent, et il n’en manque pas. On bat le rappel. De partout arrivent des femmes, marchant en silence, sous le ciel gris, courbées dans la crainte de quelque nouvelle calamité.« Jamais plus, leur dit Irène Laure, jamais plus une telle misère. Je vous jure, je vous jure, je vous jure que je donnerai le reste de ma vie pour que la misère que vous vivez ne soit plus possible dans le monde. »
Des visages se relèvent, des regards s’allument. Elles n’écoutent pas tous les mots, elles entendent le coeur.
Des années plus tard, quand elle sera grand-mère, puis arrière-grand-mère, le regard des femmes de Berlin lui donnera le courage de persévérer.Jusqu’à sa mort, elle ne cessera plus de voyager, faisant plusieurs fois le tour du monde pour répéter ce message nous pouvons nous libérer de nos haines et choisir la paix. «Au lieu de lancer des bombes ou de faire marcher les canons, faites silence et écoutez. Pour les uns c’est la voix de Dieu, pour les autres, la voix de la conscience. Mais chaque homme, chaque femme, nous avons la possibilité de participer à un monde nouveau, si nous savons écouter notre coeur dans le silence. »
Pour en savoir plus :
Jacqueline Piguet-Koehlin, Pour l’Amour de demain, éditions de Caux, 1985. Pour l’Amour de demain, vidéo-cassette disponible au siège de l’AERE, + DVD et vidéo-cassette au siège de « Initiatives et changement ».
Irène Laure fut, selon Robert Shumann, la personne qui agit le plus pour réconcilier les allemands et les français .
Elle fut invitée dans plusieurs pays, pour témoigner. Elle contribua à éviter plusieurs conflits.
Par exemple, Un jour, Masmoudi, seul responsable des résistants tunisiens en liberté, entendit le témoignage d’Irène Laure, au Centre de Caux, près de Genève, d’où il projetait de rejoindre l’Égypte, pour relancer la lutte armée contre la France .
Très ému de ce témoignage, il se dit « la haine entre les tunisiens et les français n’est pas aussi forte que celle qui existait entre les Allemands et les Français. Puisque ces deux derniers peuples ont réussi à se réconcilier, Tunisiens et Français pouvons le faire aussi. Et au lieu d’aller relancer la lutte armée, il revint à Paris, dialogua avec le ministre concerné et la Tunisie fut décolonisée pacifiquement… Il en fut de même au Maroc et dans d’autres pays.